Comment la Bible saisit-elle l’histoire ? (2007)

Par Alain Marchadour, Jérusalem(texte publié dans le Cahier Evangile n°134 (décembre 2005), p. 50-53.)

Pour son 21e Congrès (29 août – 2 septembre 2005), l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (ACFEB) avait choisi de travailler les rapports si discutés entre la Bible et l’histoire. Avant la publication prochaine des Actes, je voudrais proposer ici quelques unes des lignes de force qui m’ont paru se dégager des diverses contributions.

Depuis la Renaissance et la Réforme, la critique s’est développée autour de l’historicité des récits bibliques. C’est sur ce point, non négociable selon une certaine tradition catholique, que s’est nouée, au commencement du XIXe siècle, la crise moderniste. Avec la découverte archéologique de nombreux textes babyloniens, plusieurs récits bibliques n’avaient plus l’originalité, l’antiquité et, du moins dans un sens étroit, la vérité que l’on croyait jusque là. Pour prendre conscience des questions nouvelles posées à l’exégèse chrétienne, Il suffit de relire les conférences du Père Lagrange en 1902 à Toulouse sur la méthode historique, qui devaient lui valoir tant de difficultés avec le Magistère. L’ACFEB a donc repris la question dans le cadre prestigieux du séminaire d’Issy-les-Molineaux, – là même où se déroulèrent jadis, autour de Bossuet, les conférences sur le quiétisme et le pur amour. On a pu mesurer l’importance des déplacements et des ouvertures nécessaires pour continuer à penser l’histoire, comme lieu de révélation, dans les temps que nous vivons.

 

Des déplacements.

Dès 1964, dans sa Théologie de l’Ancien Testament, qui fut l’un des ouvrages les plus stimulants pour l’exégèse, G. Von Rad écrivait de façon prémonitoire : « L’ancienne image de cette histoire que l’Église avait adoptée avec confiance s’est décomposé pièce par pièce. Ce processus est irréversible et n’est d’ailleurs pas encore terminé ». L’intervention de Jean-Louis Ska, en ouverture du congrès, en a fait une brillante démonstration. Que de chemin parcouru depuis la lecture précritique qui identifiait l’histoire du monde et de l’humanité avec la présentation qu’en fait la Bible ! J.-L. Ska a su dresser le tableau des diverses approches de l’histoire, des années 1940 à nos jours. Pour G. Von Rad, il n’existe qu’une histoire véritable, c’est « l’histoire du salut », qui s’ouvre sur le credo historique d’Israël (Dt 26) et qui est presque sans lien avec l’histoire réelle. À peu près à la même époque, M. Noth déplace le questionnement sur l’histoire littéraire et théologique. Cela nous vaut l’œuvre magistrale, valable encore aujourd’hui dans ses intuitions essentielles, de « l’histoire deutéronomiste ». Ce projet historien, né pendant l’exil dans un milieu prophétique, s’étend du Deutéronome jusqu’au 2e livre des Rois, en se servant de documents d’archives et en interprétant l’histoire d’Israël et de Juda à travers de longs discours, placés à des moments stratégiques. C’est de l’histoire authentique, avec utilisation de sources, périodisation, jugement critique.

 

La négation de l’histoire.

Autour des années 70, en réaction contre ceux qui, tel R. de Vaux, trouvaient dans les récits des patriarches et de l’Exode, de nombreuses correspondances avec l’histoire profane, se développe une approche marquée par le soupçon contre une confiance excessive en l’historicité des récits bibliques. L’École de Copenhague, et d’autres historiens minimalistes, opposent volontiers « l’histoire normale », celle que l’historien reconstruit à partir de documents, et « l’histoire inventée », celle que l’on trouve dans la Bible. Cette mise en question porte surtout sur les patriarches et l’Exode, auxquels ils tendent à refuser toute attache avec des faits réellement advenus. D’autant que la recherche archéologique croit trouver dans les fouilles une confirmation du caractère largement fictif des récits salomoniens et davidiques. Pour ces auteurs, ce sont Ézéchias ou Josias (VIIe s. av. J.-C.) qui ouvrent l’époque de la véritable histoire. C’est à partir de cette période que le passé a été relu, celui des rois, mais aussi celui de Moïse et des patriarches.

L’intervention de Thomas Römer s’inscrit pleinement dans cette ligne. Pour lui, la consistance historique des récits patriarcaux et de l’Exode n’est plus défendable. Non seulement la séquence Abraham/Isaac/Jacob est artificielle et tardive, mais les figures historiques des patriarches elles-mêmes ne résistent pas à l’examen critique des textes. Th. Römer parle « d’une impossible reconstruction d’une époque patriarcale » et de « la quête difficile de l’Exode et du Moïse historique ». Les récits des patriarches et de l’Exode ne sont pas de l’histoire, si l’on s’en tient aux critères posés par Hérodote ou Thucydite : enquête rigoureuse, interrogation des témoins, périodisation, recherche des sources, recoupement avec la grande histoire du Proche-Orient au 2e millénaire, jugement critique. Pour Th. Römer, ce n’est qu’au temps de l’exil que le lien entre l’Exode et les patriarches a été construit. Pour mieux souligner la complexité de l’histoire biblique, il montre, à l’aide d’exemples, que la Bible ne ressent aucune gêne à proposer plusieurs versions inconciliables d’un même événement : ainsi la vision d’une présence pacifique dans la terre à côté d’autres clans non israélites cohabite avec la version guerrière d’une occupation de Canaan. Autre exemple : le même événement de la sortie d’Égypte est présenté soit comme une fuite soit comme une expulsion.

 

L’écriture de l’histoire.

Cette présentation de l’histoire par la critique moderne, comme toute démarche historienne, doit être reçue non comme une certitude, mais comme une hypothèse. Elle ne fait pas l’unanimité parmi les exégètes surtout quand elle prend une forme radicale, excluant toute possibilité de traditions antérieures aux écrits. De ce Congrès, on retient la conviction que les hypothèses des exégètes s’accompagnent inévitablement de la propre subjectivité de l’historien. En Israël par exemple, elles opposent violemment des écoles de pensée, s’accusant réciproquement de manipuler l’histoire à des fins politiques.

Cependant un certain consensus tend à se dégager parmi les intervenants pour souligner l’importance de l’exil (VIe av. J.-C.) comme temps de la mise par écrit des traditions. Et c’est ici que l’histoire trouve sa place, sans avoir des complexes par rapport au modèle des historiens grecs comme Hérodote.

L’exposé de Jean-Marie Carrière, illustré par des textes très éclairants comme 2 R 17, 1-41, 1 S 12 et Jos 23 a bien fait apparaître I’importance du travail d’interprétation du passé opéré par l’historien deutéronomiste qui, selon M. Noth, est un « rassembleur de traditions et un narrateur de l’histoire de son peuple, responsable d’une oeuvre d’art qui mérite notre respect ». Dans cette œuvre, les séquences sont articulées, la périodisation bien découpée, l’interprétation de faits bien soulignée en particulier dans des moments décisifs : avènement de la royauté, chute de Samarie, prise de Jérusalem etc. Dans un moment tragique de leur histoire (l’exil), une équipe de croyants a fait œuvre historienne en relisant le passé pour tenter de comprendre comment on en est arrivé à une telle débâcle et à quelles conditions une espérance reste possible.

De son côté, Anne-Marie Pelletier a mis en valeur le discours prophétique comme « creuset d’une pensée biblique du temps et de l’histoire ». Le prophète Isaïe, particulièrement étudié ici, dans deux paraboles du laboureur et du champ de la vigne, révèle une profondeur de l’histoire, accessible seulement « aux cœurs pauvres » (Is 66, 2). On peut alors percevoir, tant dans les récits que dans le livre dans son entier, le dessein du Dieu de l’histoire jusque dans les moments les plus opaques et les plus déconcertants de l’aventure d’Israël.

 

Histoire et archéologie.

Aujourd’hui, alors que ses méthodes sont devenues plus rigoureuses (voir C.E. n° 131, p. 4-19), l’archéologie n’accepte plus d’être traitée en servante de la Bible. La « nouvelle archéologie », apparue dans les années 60 en particulier en Israël, se veut scientifique et non-confessionnelle. Elle étudie le passé humain en travaillant sur des espaces plus étendus que les sites traditionnels (‘archéologie régionale’), et en prenant en compte tout un ensemble de données : ossements, grain, huile, vin, production de pierre, tombes, installations diverses, mais aussi tout ce qui concerne le rapport au milieu : déforestation, irrigation, terrassement, écologie, milieu humain, économie, activités artistiques, mentalité, croyances.

Mais le risque existe, aujourd’hui, pour l’archéologie de vouloir imposer au texte biblique des synthèses historiques qui dépassent ses propres compétences. Jacques Briend en a fait une démonstration convaincante à partir de Josué 2-12. Partant des fouilles archéologiques de K. Kenyon, il a confirmé que les villes de Jéricho et d’Aï n’étaient pas occupées au moment de l’arrivée présumée des Hébreux entre le XIIIe et XIe s. av. J.-C. Par une analyse littéraire, il a montré que certaines difficultés logiques du récit portent la trace de relectures plus tardives. Il en conclut que le serment de traiter avec faveur le clan de Rahab (Jos 2, 12-13) ainsi que les Gabaonites (Jos 9, 17-19), sont les indices d’une relecture visant à justifier, dans un moment où elle était contestée, la présence, au milieu d’Israël, de deux clans non israélites. L’historicité de ces chapitres n’est pas événementielle, mais elle renvoie à des réalités sociologiques postérieures.

 

Histoire et fiction.

L’intervention de J. Briend soulignait que la partie fictionnelle du récit comporte une dimension historique. Deux interventions ont développé cet aspect. Thomas Römer a bien montré le caractère non historique de la figure patriarcale de Joseph. L’historicité de ce récit est à chercher dans l’histoire de la communauté juive d’Alexandrie, présentant ce personnage comme un archétype de la diaspora. Le récit confirme la possibilité pour un Juif de s’intégrer dans la société égyptienne, d’y trouver sa place et même d’y occuper des fonctions importantes. Jean-Daniel Macchi a fait une démonstration identique à partir du livre d’Esther. Il a souligné les parallélisme troublants entre le livre biblique et la littérature grecque influencée par la Perse : « les similitudes sont telles que le livre d’Esther peut être considéré comme un représentant juif du genre littéraire grec du récit historiographique sur la Perse, le ‘persica' ». Ce récit romanesque nous informerait sur les relations entre Juifs et grecs à Alexandrie au commencement du IIIe s. av. J.-C. Les deux communautés cohabitent au point que certains Juifs accèdent à des responsabilités importantes ; en même temps, une partie de l’intelligentsia grecque juge négativement le particularisme juif. Ainsi la fiction sert-elle de véhicule pour transmettre un enseignement et pour décrire une situation historique donnée.

Marie-Françoise Baslez, en présentant la période du second temple comme l’apogée du genre littéraire historique dans la culture juive, réhabilite la dimension historienne des livres bibliques de cette période d’après l’exil. Son étude fouillée, à partir des documents bibliques et non bibliques, sur la constitution des bibliothèques et des archives et sur la circulation des documents entre Jérusalem et Alexandrie en est une illustration.

 

Histoire et salut.

Pour les exégètes présents, le débat qui n’était pas seulement académique. Selon la formule d’un des conférenciers : « en quel Dieu croyons-nous à la fin de ce congrès ?  » Il est clair que la vision de l’histoire du salut a connu des déplacements significatifs durant les vingt siècles de l’histoire du christianisme. Aujourd’hui la prise en compte de l’écriture de l’histoire oblige à abandonner une vision naïve de l’histoire sainte qui prendrait tous les faits à la lettre. La découverte de la littérature du Proche-Orient depuis le XIXe siècle et la prise en compte de la dimension littéraire des écrits bibliques contraignent à interpréter autrement l’historicité. Mais la dimension historique de l’histoire du salut n’est pas facultative dans la foi chrétienne, qui demeure une foi qui s’inscrit dans le temps. Dieu précède l’homme en le rejoignant à travers l’aventure du peuple d’Israël, s’accomplissant, pour les chrétiens, en la figure de Jésus de Nazareth. Le temps historique de l’exil a été pour Israël – et pour les chrétiens – une période féconde, au cours de laquelle Israël a mieux pris conscience de son identité, à travers la mise par écrit de son histoire. C’est en particulier l’apport majeur du deutéronomiste, historien authentique, qui a sa place aux côtés d’Hérodote et de Thucydite.

Invité par les exégètes, le théologien Christoph Theobald a su montrer la nécessité mais aussi les conditions, pour les croyants, d’une théologie biblique de l’histoire pour notre temps. Celle-ci devra nécessairement porter les marques de notre époque laïcisée et blessée par la tragédie de la Shoah et de tous les génocides commis par l’homme contemporain. Elle doit donc rester modeste, fragmentaire, attentive à respecter les enjeux éthiques de nos sociétés et être prête à de continuelles révisions. Le parcours des prophètes et leur lecture de l’histoire nous enseignent qu’hier comme aujourd’hui les risques d’impasse existent, et qu’il faut, pour s’en protéger, relire les Écritures, et particulièrement le parcours du serviteur souffrant. Dieu précède l’homme dans l’histoire et le destin des vaincus peut être un chemin de sens, comme le destin du serviteur d’Isaïe l’incarne, préfigurant pour les chrétiens le parcours de Jésus crucifié et ressuscité.

 

Exégèse et pastorale.

Les lecteurs des Cahiers Évangile sont souvent engagés dans un travail de formation ou d’animation pastorale. Comment peuvent-ils tirer profit des divers apports de ce congrès ? François Brossier a proposé quelques éclairages en faisant des sondages dans les documents catéchétiques disponibles entre 1967 et aujourd’hui. Il a choisi deux exemples : la figure d’Abraham et le miracle du passage de la mer dans l’Exode. Il constate que les représentations du rapport Bible et histoire dépendent de deux facteurs : la vulgarisation de la recherche exégétique – reçue avec un décalage dans le temps et une simplification parfois caricaturale – et la façon de vivre le rapport révélation et expérience humaine.

Les catéchistes ont évidemment besoin d’être informés des recherches en cours. Mais les exégètes doivent proposer une vulgarisation qui évite de transformer des pistes de recherche en vérités dogmatiques définitives. L’attention aux textes, avec les apports de la narratologie, peut être une façon d’échapper aux dangers d’une simplification excessive. Le texte, tel qu’il est, parle ; il faut le lire comme un document, qui a conservé la trace d’une révélation et qui attend des lecteurs qu’ils lui redonnent vie.

Ajoutons que les apports fragmentaires et hypothétiques de la critique doivent être mis au service d’une lecture canonique du livre révélé, Ancien et Nouveau Testament. Seul le livre achevé, qui porte la trace des diverses péripéties de l’histoire d’Israël reflète fidèlement l’histoire du salut, dans sa complexité et sa progression. L’historicité de la Bible renvoie à la longue histoire d’Israël, méditant, à travers des genres littéraires divers, sur les péripéties de son histoire. Pour le chrétien, cette histoire du salut s’accomplit en Jésus raconté dans les évangiles et dans les autres écrits du Nouveau Testament et célébré dans le culte, où l’histoire, notre histoire, souvent chaotique et obscure, trouve sa pleine cohérence.